Tissages

Tisser.

Ce qui n’est pas tout à fait la même chose que recoudre, ou souder.

Le tissage croise et entrelace, pour les rassembler en une structure unique, qui demeure fluide, souple, maritime, des fils différents, ou semblables mais différemment orientés.

Ça n’est pas le tressage, qui réunit les fils, les fibres ou les câbles en une direction unique, la joliment baptisée âme, chacun perdant son nord.

Non plus que l’entremêlement, ce resserrement désordonné des choses, dans les plis et replis desquels naît la ouate, ce doux sac de noeuds.

Du tissage, naît quelque chose de neuf, qui n’était inscrit dans aucun des fils, fils pères, fils mères, qu’ils soient de trame ou de chaîne ; quelque chose d’inédit : une surface, une dimension supplémentaire à celle des lignes qui la composent.

Des fils parents, pourtant, tout est conservé : ils ne disparaissent ni ne se fondent dans la chose nouvelle ; ils sont bien là ; mais participent à autre chose : à cette maille, à ce tissu tissé.

Qui n’a déjà vu les toiles d’araignée du matin ? Ces étoiles brillant dans les premiers rayons tendues au travers des sentiers de campagne, et qui reçoivent comme une mouche notre visage endormi ? Je tisse, je tisse, dit l’araignée, mais ça n’est pas du vrai tissage ; c’est plutôt du tricot fait d’un même fil de soie ; un piège plutôt qu’un lien.

Tisser des liens : l’expression est d’ailleurs mal construite, trompeuse, piégeuse elle aussi comme la toile du matin ; car le lien n’est pas un autre ; il est dans le tissage, dans l’entrecroisement du tien et du mien, l’entrelacement des mots, l’enlacement des corps, la danse et la caresse, ces façons de se perdre tout en se conservant, de mourir dans la maille à l’envers pour renaître dans la maille à l’endroit.

Tisser, c’est accepter d’être tissé ; c’est abdiquer la position du maître et renoncer à celle de l’esclave ; quitter ces cases confortables, ces rôles où l’on se sent si bien pour embrasser l’inconnu et la vie, accepter de se perdre, renouer avec la joie du flux.

Malheureux et malheureuses celles qui refusent d’être tissées ; qui, dans la maille, ne voient que la grille ; et qui, dans le tissu, ne distinguent que la chaîne.

Aldor Écrit par :

3 Comments

  1. 11 avril 2023
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    J’aime beaucoup cette broderie sur le tissage (pardon, je n’ai pas pu m’empêcher, et d’ailleurs c’est bizarre que l’on parle de broderie comme s’il ne s’agissait que d’ornementer de manière superficielle, quand on sait combien c’est un art difficile, le talent et la patience exigée, un art où on ne peut pas tricher). Je partage entièrement ta conclusion – bien que rechignant parfois moi aussi à entrer dans la trame. Et puis tu me fais penser à Pénélope tissant de jour et détissant de nuit son armure fragile contre l’avidité des prétendants, à Hélène tissant le premier récit de la guerre de Troie en direct de l’épicentre du conflit. Merci pour cet article !

    • 14 avril 2023
      Reply

      Merci Frog,

      Tu as raison de parler de Pénélope mais je ne sais trop quoi faire de sa broderie et débroderie.

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