Il m’arrive très souvent de ne pas retenir le nom ou le prénom des personnes qui me sont présentées, de collègues ou de connaissances, et parfois d’être désemparé à l’égard de personnes que je rencontre ici ou là, qui, visiblement, m’ont connu et me reconnaissent, alors que je suis moi-même incapable de poser un souvenir sur leur visage ou sur leur voix.
Je relie cette incapacité à la conception quelque peu mécanique et deshumanisée que j’ai longtemps eue du monde et de l’histoire. Comme je crois l’avoir déjà dit, j’ai longtemps cru que tous les objets qui nous entouraient étaient assemblés et modelés par des machines et, symétriquement, que le rôle des individus dans l’histoire était négligeable. Caricaturant l’école historique des Annales, il me semblait que l’histoire était affaire – n’était affaire que – de grandes forces économiques et sociologiques comparées à la puissance desquelles les individus n’étaient rien. Une sorte de brouillon de psychohistoire à la Henry Seldon, de Fondation (écrit par Isaac Asimov, et non par Ray Bradbury, quoi que j’en dise dans mon enregistrement), dans laquelle les femmes et les hommes ne savaient que dessiner des mouvements browniens, autour de grands flux qu’ils ne maîtrisaient pas et qui seuls gouvernaient le monde.
Comment ai-je pu sérieusement concevoir ainsi les choses ? C’est un mystère. Toujours est-il que, dans cet univers fantasmatique construit par mon égoïsme ou, plus probablement, ma timidité maladive, il y avait quelques êtres valant le coup d’être connus et reconnus : mes amis et ceux que j’aimais ; les autres n’en valaient pas la peine ; ils étaient les jouets du destin. C’est pourquoi peut-être je ne faisais jamais vraiment l’effort de retenir leur nom, de leur prêter la véritable attention qu’évidemment ils méritaient; c’était temps perdu.
Je suis heureusement revenu, avec le temps et l’expérience, de cette conception absurde, méprisante et facile, qui justifiait que je regarde avec condescendance le monde du haut de ma tour d’ivoire. J’ai appris que chacun compte, que chacun importe, que chacun joue son rôle et a son mot à dire. Mais demeure, prégnante, inondant tout, l’immense difficulté de retenir les noms, cette habitude irrépressible de les jeter, sitôt appris, dans les oubliettes de ma mémoire, comme s’il me fallait absolument m’en débarrasser le plus rapidement possible, comme si les conserver me brûlait, me mettait en péril.
Le chemin est encore long.
Tel est l’objet de cette improvisation enregistrée
PS : Chacun des pétales de chacune des fleurs de ce cerisier du Japon admiré ce matin dans le Jardin des plantes mérite qu’on s’émerveille. De cela non plus, du temps de mon jeune temps, je n’avais pas conscience.
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Cette improvisation me touche beaucoup. Nous avons failli nous croiser, j’ai photographié ce même arbre hier après-midi… 🙂
Ah ! Je suis heureux que vous l’ayez vu. Il est tellement beau !
Tout le monde n’a pas la même mémoire… En tant qu’enseignante, j’ai croisé le chemin de centaines d’élèves, et de leurs parents aussi. Quand je les retrouve, des années après, je les reconnais assez facilement, mais il me faut du temps pour me souvenir de leurs noms ou prénoms. Parfois c’est après les avoir quittés que le déclic se fait… trop tard! Cette faiblesse me fait rester humble et excuser ceux qui n’ont pas de mémoire du tout.
Merci, Joëlle. Professeur, je l’ai été quelques mois (tandis que je faisais mon service militaire – c’est dire à quel point c’est lointain !) et ma hantise était de ne pas me souve,or d’un ,où. Ce qui ne m’est jamais arrivé, d’ailleurs.
De mon côté, j’ai besoin de parler assez longtemps avec quelqu’un pour retenir son visage. Je ne reconnais pas ceux de mes voisins que je croise en coup de vent dans l’escalier et avec lesquels je n’échange que des bonjour et des bonsoir. Sans doute parce que je suis timide et que je n’ose pas trop regarder les gens bien en face ou les détailler.
Oh ! Quelle jolie explication ! Qui est sûrement vraie !
Super concept, ces improvisations.
Et jolie voix.
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Merci beaucoup pour cette réflexion très honnête! J’ai tjrs pensé que ma facilité à oublier les noms et les visages des autres provenait de mon angoisse, mais la tendance à les juger et à les regarder de haut en est sûrement aussi une cause…..
Chaque jour je venais voir s’il y avait une réponse à mon petit mot, tel l’oiseau qui revient sur les lieux de ses agapes pour voir si l’ on a remis des miettes de pain… 😉
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Oh, Célestine ! Comme vois avez raison. Et comme c’est mal à moi de ne pas l’avoir fait avant. Mais merci. Pour ce que vous me dites ici et pour vos jolies pensées à propos de Marianne.
Non ce n’est pas mal, et loin de moi l’idée de vous faire des reproches (tel l’oiseau…etc…)
Simplement, j’aime le dialogue, mais vous vous en êtes aperçu. 😉
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