Nous ne sommes pas des billes lisses dont les interactions les uns avec les autres se limiteraient à quelques chocs, par ci, par là, dont nous ressortirions indemnes, identiques à ce que nous étions avant qu’ils ne se se produisent. Nous sommes – au moins aussi et peut-être surtout – des faisceaux de relations – le faisceau des relations que nous nouons avec les autres.
Nous sommes, pour partie au moins, notre relation aux autres ; nous sommes, pour partie au moins, les autres.
Les autres, ce sont d’abord les autres êtres humains au premier rang desquels ceux d’entre eux que nous aimons et avec lesquels nous avons noué, en dépit de leur altérité, les relations les plus denses et les plus étroites. Car l’amour, c’est cela, c’est précisément cela : nouer et entretenir une relation avec un autre totalement autre qu’on sait autre et qu’on aime comme autre ; c’est cette tension irréductible et permanente entre le respect profond de l’autre en tant qu’autre et notre désir d’être avec lui, l’un et l’autre irréductibles ; c’est cette tension même.
Mais les autres, ce sont aussi tous les autres : les autres êtres humains mais aussi les animaux et les choses – le monde tout entier auquel nous nous sentons lié, dont nous nous sentons partie prenante, et c’est pourquoi la salissure du monde nous est si douloureuse, parce qu’elle nous atteint et que nous la ressentons comme salissure de nous-mêmes, ce qu’elle est.
Notre vie est ce jeu toujours changeant et enrichi de relations nouées avec les autres, qui est aussi ce qui nous définit. Antoine de Saint-Exupéry l’avait noté, dans Lettre à un otage : chacun d’entre nous est ce jeu de forces qui nous relient à différents points cardinaux par lesquels nous nous définissons : une maison ici, un être là, un souvenir ailleurs. C’est de ces relations que nous nous nourrissons. C’est également la conception de Simone Weil quand elle parle de L’enracinement : notre besoin de nous relier à, de nous construire sur une culture, une histoire, des groupes, des hommes et des femmes qui sont partie intégrante de nous-mêmes, le substrat dont nous nous nourrissons Nous ne sommes pas des univers-îles, ou plutôt nous le sommes totalement : nous avons notre propre centre mais intéragissons continûment avec les autres qui nous déforment et nous forment – car l’un va avec l’autre.
C’est pourquoi il est vain, au lendemain d’une déchirure, d’espérer retrouver celui que nous avions été : toute rencontre nous affecte et nous transforme irrémédiablement, fait de nous un autre que celui que nous étions. Nous en sommes pour toujours bousculé, pour toujours changé, pour toujours altéré.
C’est tant mieux.
Et pourtant, je crois qu’un équilibre doit sans doute être trouvé – que je n’ai pas trouvé (et combien Katia me le fait savoir !) entre la pesanteur émanant de nous, qui nous stabilise, et le champ émanant des autres, qui nous entraîne ; entre la force centripète et les forces centrifuges. Car les deux sont nécessaires. Il nous faut être comme ces galaxies qui, tout en étant influencées par les autres, peuvent pourtant résister aux forces gravitationnelles qui sinon les déchireraient. Être les autres mais pas seulement.
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Profonde justesse de cet article. Comme je sens la question aiguë en moi!
Merci Aldor…
En effet c’est une réflexion très profonde et juste Aldor ! J’ai ainsi compris que l’on peut interagir avec les autres tout en étant detaché, que l’on peut être dans l’empathie sans porter ce qui ne nous appartient pas, parce que ce n’est pas nécessaire …