Il y avait vendredi, au croisement du pont Alexandre III, du quai d’Orsay et de l’esplanade des Invalides, un bouchon causé par une voiture qui, voulant tourner vers le quai d’Orsay, barrait la route aux voitures se dirigeant vers l’esplanade. Puis une conductrice, déboîtant, est arrivée à tracer son chemin et au moment où elle a dépassé la voiture fautive, elle a très clairement tourné la tête pour jeter au gêneur un regard noir et plein de réprobation – regard que l’intéressé n’a sans doute pas vu car c’est ailleurs que lui-même regardait. Il n’empêche : elle n’avait pu se retenir de montrer sa désapprobation.
Quand nous ressentons une émotion, qu’elle soit positive ou négative, il ne nous suffit pas de la ressentir ; nous voulons l’exprimer, la manifester, la montrer. Il ne nous suffit pas d’être heureux, réprobateur ou triste, il nous faut encore le montrer, sans quoi quelque chose en nous demeure frustré et notre émotion paraît ne pas être allée au bout d’elle-même. C’est pourquoi les personnes qui, du fait notamment de maladies ou d’accidents, ont perdu toute possibilité d’exprimer ce qu’ils ressentent, doivent terriblement souffrir.
Ce besoin d’expression qui, porté haut et sublimé, est probablement une des sources de l’art : danse, chant, peinture, écriture, est aussi une manifestation de notre animalité : ma conductrice (mais il y en a évidemment autant pour moi) agissait de la même manière qu’un chat frustré qui, bien inutilement, crache sa colère et son dépit.
Je me demande comment font ces moines et ces nonnes à qui l’on demande, dans les monastères chrétiens ou bouddhistes, de rester impassibles et de garder en eux leurs émotions. Sans doute ne sont-ils pas dans le siècle et vivent-ils isolés loin des tribulations du monde, mais tout de même !
Et pourquoi ? Je conçois bien que ce besoin d’expression, quand il emporte haine et colère, soit désastreux. Mais il est aussi celui qui nous ouvre les uns les autres au recueillement, à la pitié, à la compassion ; il est celui qui nous fait prendre conscience de nous-même et de notre appartenance commune ; il est celui qui nous ouvre les uns aux autres.
C’est dans les autres, dans la relation aux autres, que nous nous trouvons. Pour le pire et pour le meilleur.
PS : Dans L’homme qui aimait les femmes, Francois Truffaut fait dire à son personnage Bertrand (Ah ! l’extraordinaire Charles Denner !) s’adressant à une petite fille triste et qui pleure : « Cela cause un petit plaisir, n’est-ce pas, de pleurer ? » Ce que je sais, quant à moi, c’est que ne pas pleurer quand on est triste, comme ne pas rire quand on est heureux, comme ne pas marquer le rythme quand on est entraîné par la musique, comme ne pas montrer son amour quand on aime, cela oppresse.
PS2 : Aux Tuileries, un enfant crie dans sa poussette. L’éducation est-elle autre chose qu’un long effort de répression – de canalisation, dit Katia – de notre besoin d’exprimer nos émotions ?
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Belle reflexion, Aldor, je ne sais si pleurer fait un petit plaisir, mais cela fait sans doute beaucoup de bien.
Tes propos sont justes. On ne peut empêcher les situations d’arriver. On peut cependant contrôler nos réactions face à eux. Dès fois, « contrôler » ses sentiments (ex. déni) fait plus mal. L’art de l’équilibre émotionnel : tout un défi! Xx