J’ai toujours été troublé par l’étrange négociation qu’Abraham mène avec Dieu à propos de Sodome et des justes qui y demeurent ; si cinquante justes résidaient dans cette ville, la détruirais-tu malgré tout ?, demande le prophète. Non, répond Dieu. Et s’ils étaient quarante ? Et trente ? Et vingt ? Et dix ? Étrangement, Abraham s’arrête à ce dernier chiffre ; il ne pousse pas l’intercession jusqu’à son aboutissement, qui aurait été de demander que la ville soit sauvée si un seul juste y résidait, pour éviter qu’il ne soit injustement victime de la colère divine.
Autre chose me trouble plus encore dans ce récit, l’inversion de la mineure et de la majeure : aussi fondée soit-elle, il me semble que l’expression de la colère divine est moins importante que ne l’est la vie d’un innocent ; et que c’est donc pour la mineure : montrer sa colère et sa puissance, que Dieu est prêt à sacrifier la majeure : la vie de justes, ne seraient-ils que quelques-uns.
J’éprouve cette même gêne dans certains débats actuels où l’on paraît être prêt à sacrifier à l’objectif très important qu’est la lutte contre le réchauffement climatique un objectif plus important encore : le maintien de la biodiversité.
Si le réchauffement climatique doit être combattu, ce n’est pas seulement parce qu’il accroît les températures moyennes et fait monter les eaux. Ce n’est pas seulement parce qu’il est gênant pour les humains. C’est parce que la fonte des glaces, l’extension des déserts, l’acidification des océans modifient les milieux de façon si rapide que nulle espèce, même l’humaine, ne peut s’y adapter, et que ce phénomène, venant s’ajouter à la pollution agricole et industrielle, à l’artificialisation des sols et des espaces, au massacre et à la surexploitation de certains animaux, conduit à la destruction et à la disparition d’une grande partie des espèces animales, cette perte de diversité du vivant venant accélérer les changements les plus délétères.
Aussi prodigieux, inventifs et capables d’adaptation soient-ils (et ils le sont !), les êtres humains ne sont rien, ne peuvent rien, sans les autres êtres vivants, végétaux et animaux, qui vivent en eux et autour d’eux. Sans photosynthèse, sans champignons, sans lombrics, sans abeilles, sans bactéries, sans plancton, sans grenouilles, sans vautours, sans l’immense chaîne d’interactions dont nous sommes un des chaînons, nous serions incapables de vivre et subsister.
S’il est donc absolument nécessaire de lutter contre le réchauffement climatique, ça ne devrait être en aucun cas au prix d’une atteinte supplémentaire à la biodiversité qui est déjà largement et irrémédiablement dégradée.
Cela ne signifie pas qu’il ne faille préciser certaines normes, assouplir certaines réglementations, laisser de la place au discernement dans les décisions de portée locale ; mais dans son principe et de façon générale, considérer que la lutte contre le changement climatique pourrait ou devrait prévaloir sur la biodiversité serait probablement un fourvoiement car on ne peut raisonnablement, à la mineure, sacrifier la majeure.
Mais sans doute y a-t-il, au-delà de cette justification finalement utilitariste, une raison plus profonde et plus fondamentale au respect de la biodiversité. C’est celle qui anime le magnifique personnage de Morel, dans Les racines du ciel, de Romain Gary (et peut-être Abraham dans son dialogue avec Dieu) : il faut laisser de la place à l’altérité ; il faut résister à la tentation de tout instrumentaliser, de traiter le monde comme notre chose :
“Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler d’une civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. Il faut laisser de la marge.”
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