Être et ne pas être

La Garonne à La Réole

C’est toujours cette sempiternelle histoire de “et” ; de “et” plutôt que de “ou” ; ce contentement (même si nous prétendons parfois le contraire) d’être la personne que nous sommes, et cette frustration (plus ou moins forte, plus ou moins lancinante) que nous éprouvons de ne pas en être une autre, une autre qui resterait pourtant la même.

Nous aimons les ponts et les rivières : ces choses qui savent s’étendre, qui savent atteindre l’autre rive et parfois la mer, embrasser l’altérité sans se perdre et s’oublier ; ces êtres qui grandissent sans se renier, qui s’enrichissent tout en restant fidèles.

J’écris ceci à Cussey-sur-Lison, dans le Jura et la blancheur de l’aube, tandis que dehors, juste derrière la toile de ma tente, fanfaronne joyeusement l’heure bleue. La vie a trouvé dans la ronde des jours, des saisons et des générations, dans ce renouvellement perpétuel des choses, une façon élégante de tenir les deux bouts, de se renouveler tout en restant identique, presque identique à elle-même.

C’est aussi la beauté et l’attrait de la musique et du théâtre, de la danse et du cirque, de ces arts qu’on dit parfois vivants, non pas tant (ou pas seulement) parce que les artistes jouent, bien vivants, sous nos yeux, mais parce que ces arts sont tout entiers de représentations : ils n’existent que dans le jeu chaque fois nouveau, dans l’interprétation chaque fois nouvelle que l’on en donne. On ne sait d’ailleurs jamais très bien s’il convient plus de parler de représentation ou d’interprétation. Sans doute un peu des deux, sans doute un peu de l’entre-deux, cette vibration continuelle du rôle entre simul et singulis faisant partie du plaisir du jeu.

Jouer, et ludiquement. Il faut, pour jouer, pour se plaire à cette remise en jeu continuelle des choses, un certain détachement. Mais un détachement modéré, qui ne soit pas déracinement, qui n’aille pas jusqu’à ce refus, jusqu’à ce rejet viscéral d’une part au moins de nous-mêmes dont nous parlions hier soir à propos de celles et ceux qui, malheureux dans leurs corps, malheureux de leur corps, veulent le changer, et brûler leurs vaisseaux plutôt que bâtir un pont. Il faut, pour jouer un rôle, avoir quelque part des racines, une source, une ancre qui nous permette d’insuffler l’authenticité de la vie dans ce personnage de papier, cette musique de partition qui sans nous resterait lettre ou note morte, resterait abstraction.

Une ancre qui nous retienne mais de façon pas trop étroite, pas trop pesante, pas trop glaiseuse ; une ancre flottante peut-être, qui nous maintienne dans le cap mais sans nous entraver.

C’est toujours cette ambition un peu démesurée, un peu ridicule peut-être, d’être non pas la chose et son contraire mais la chose dans son entièreté, dans sa diversité, dans son épaisseur, sa gravité et sa légèreté, tout ensemble et pour le même prix : un homme ou une femme, tout simplement, pieds dans la terre et tête dans les étoiles.

Aldor Écrit par :

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