Aimer, sauver

L’inconnue

Lors d’un stage mêlant théâtre et philosophie qui se tenait la semaine dernière, des cartes nous furent distribuées. Sur leur recto, figurait la photo d’un visage dont nous devions nous inspirer pour incarner un personnage.

Sur celle qui m’échut, une jeune femme en col roulé noir laissait paraître son désabusement et son ennui ; une tristesse mêlée de lassitude émanait de son regard avec pourtant, dans l’affaissement boudeur, presque imperceptible de la grande bouche, et le relèvement léger de la paupière, une esquisse de surprise, ou peut-être de moquerie. Avec ses longs cheveux bruns qu’éclairait une mèche blanche, elle ressemblait à George Sand mais aussi à Simone Weil ; ou peut-être ni à l’une ni à l’autre, réveillant cependant leur souvenir dans mon esprit.

Des taches de rousseur, que renforçait l’aspect grumeleux de la photo, parsemaient ce long visage ovale, accentuant l’impression de jeunesse et de fragilité qui en émanait, rendant l’expression plus énigmatique, plus difficile encore à cerner.

Je fus immédiatement troublé et fasciné par ce visage que je trouvais très beau et très touchant. J’étais ému par le calme des traits, leur dédain, l’indifférence pourtant inquiète (ou peut-être ironique) qui me semblait s’en dégager, le mystère de ce personnage qui se contentait d’être là.

Dans L’invention de Morel, Adolfo Bioy Casares raconte l’amour qui envahit un naufragé à la vue des images d’une femme que projette, dans une île depuis longtemps déserte, une sorte de machine. Une fois de plus, je me suis senti proche de Luis, le héros de ce livre. J’ai ressenti, moi aussi, comme une brûlure, la frustration de ne pouvoir entendre les mots enfermés par ces lèvres, de ne pouvoir être vu par ces yeux revenus de tout.

Rencontrer cette femme, l’apercevoir au moins, pour comprendre les intentions figées au creux de son visage, dénouer l’énigme de ses traits, la rassurer assez pour que puisse s’y dessiner un sourire. Rencontrer cette femme, l’aimer et la sauver.

Il y a, je crois, dans tout sentiment amoureux, l’ambition (la prétention ?), l’illusion peut-être, d’être celui ou celle par qui l’espérance, la joie et le salut se fraieront un chemin jusqu’au cœur de l’autre ; d’être le prince charmant, le héros dont les sentiments purs, l’amour vrai et le dévouement sauveront l’être aimé de son sommeil, de sa torpeur, du sort qui lui fut jeté, de ses peurs ; et lui permettront d’être enfin lui-même, d’être qui il ou elle est vraiment. Il y a, dans tout amoureux, un sauveur, peut-être même un peu de ce Christ libérateur du Théorème, de Pasolini, qui révèle chacun à lui-même dans l’abandon, dans les abandons divers de l’amour.

Qui, par peur et par orgueil, n’endosse ni cette ambition ni cet abandon restera étranger à l’amour ; qui orgueilleusement et humblement l’accepte sera touché par sa grâce.

J’ai un moment été tenté d’être celui qui rendrait vie à la belle et triste inconnue, à cette femme dont je ne savais rien, et pas même si elle existait ou n’était autre chose qu’une chimère, un fantasme né d’un algorithme.

Puis je me me suis contenté de la jouer, de donner corps et vie à son image, ce qui est déjà quelque chose.

Aldor Écrit par :

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