Vertige de la vie

Une libellule à Porquerolles

À observer, comme on le fait souvent durant l’été, les poissons, les oiseaux, les fleurs, les chevreuils, les libellules, on comprend vite que la sélection naturelle théorisée par Charles Darwin s’accompagne de l’émergence continue de nouvelles espèces, ce qui fait que la diversité du vivant ne s’amoindrit pas avec le temps mais demeure, constamment renouvelée et débordante ; et aussi que si cette sélection s’impose à tous les êtres, elle n’est pas pour autant leur finalité : les libellules, les girelles-paons et les humains tentent effectivement d’accroître leur descendance mais leur vie n’est pas vouée à cela.

Nous sommes obsédés par ces quelques espèces dont les mâles ou les femelles meurent (souvent tué par l’autre) une fois la reproduction assurée et qui paraissent ainsi ne vivre que pour cela. Mais c’est une erreur de perspective, car si les êtres vivants cherchent effectivement à se reproduire et à disséminer leurs gènes, ce n’est pas leur seule motivation.

Le chevreuil qui, au soleil couchant, traverse la route pour gambader parmi les hautes tiges d’un champ de blé ; la libellule qui, juchée sur une brindille, se laisse bercer par la brise du matin ; la girelle-paon qui, tout en me fixant, va et vient au rythme puissant du ressac ; tous ces êtres jouent et jouissent. Ils ne se contentent pas de vivre, de survivre et d’assurer leur descendance : ils jouent et prennent plaisir à la vie.

J’ai longtemps cru, moi aussi, que toutes nos actions, toute notre vie n’étaient guidées que par le désir de l’autre : désir non pas seulement de l’amour qu’on fait mais de l’amour qu’on ressent et dont on est l’élu ; que c’était peut-être là une ruse de la nature mais que le fait était indéniable : nous étions tous les frères et soeurs en désir et misère du comte Muffat, de Nana, de l’Alceste du Misanthrope et de l’amante chantée par Louise Labé ; et que toute notre geste, depuis la composition des symphonies jusqu’à la conquête de la lune en passant par la cuisine et les jardins, n’était que l’expression, plus ou ou moins sublimée, de ce désir de l’autre.

Je persiste à croire que chez les humains, comme probablement chez tous les autres animaux sexués, le désir de l’autre, certainement sous-tendu par l’instinct de reproduction, est une force majeure (force au sens de la physique : ce sans quoi rien n’arriverait). Mais elle n’est pas la seule.

Il y a aussi, chez les êtres vivants (et certes pas seulement chez les humains !) la joie de vivre, cette irrépressible jouissance d’être au monde, parmi les éléments, d’être plongé dans la splendeur du monde, de se sentir et de sentir l’univers autour de soi.

Qui a, par intuition ou par observation, compris cela, qui a eu la révélation, lente ou soudaine, de l’existence, en chaque être vivant, d’un sentiment esthétique, d’un plaisir de vivre que ne vient nourrir aucun instinct de reproduction ou de survie, subit une sorte de vertige. Car quoi de plus extraordinaire, de plus profondément bouleversant que la prise de conscience de ce que les êtres autour de nous ne sont pas seulement des machines vouées à leur propre reproduction mais des sensibilités qui, comme nous, jouissent et jouent de la beauté des choses.

Aldor Écrit par :

3 Comments

  1. 1 septembre 2023
    Reply

    Au titre des plaisirs, il y a les 15 couleurs que perçoit la squille, avec la polarisation de la lumière, et les fabuleux modes de vol des libellules !
    Belle fin de journée à toi, Aldor.

    • 1 septembre 2023
      Reply

      Oui Gilles, et probablement tant d’autres encore que nous ne soupçonnons même pas !

      Bonne soirée à toi !

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.