Des animaux ! Des choses !

Les êtres, humains mais aussi animaux, les êtres humains comme les autres animaux, ne sont interchangeables que pour celles et ceux qui les veulent interchangeables, qui les rendent et les font interchangeables en les réduisant à cette petite part d’eux-mêmes qui est effectivement interchangeable, ou qui peut le devenir, par l’effort et la discipline. Ils sont rendus interchangeables par le regard armé de ceux qui, voulant les utiliser, les exploiter comme des choses, les considèrent d’avance comme des choses.

C’est le regard intéressé, instrumental, de celles et ceux qui ont choisi de s’en servir, qui rend les êtres interchangeables, qui les réduit pornographiquement à cette partie de corps, à ce geste toujours répété, à cette compétence unique, cette caractéristique particulière mais tellement limitée qu’elle est effectivement, au bout du compte, reproductible. Car c’est absolument vrai : pour qui a décidé de ne voir en nous  que cela, nous sommes toujours et absolument remplaçables, toujours interchangeables, jamais uniques : “un de perdu, dix de retrouvés”, comme me le dit un jour Katia, à qui il arriva d’être plus perspicace, et aussi plus subtile dans la compréhension profonde des mots qu’elle prononçait.

Mais je m’égare. Ce que je dis, ce que je veux dire, ce que je voulais dire pour parler comme les personnages de Lagarce, c’est que le regard réducteur, ce regard qui, comme celui de la Méduse, réduit les êtres en choses, en pauvres choses interchangeables, n’est pas seulement celui du fordisme, du capitaine d’industrie moderne qui, pour produire à la chaîne et en grande série, a besoin d’une main-d’œuvre elle-même taylorisée, elle-même enchaînée, réduite à l’état de machine et produite en série ; qu’il n’est pas seulement non plus le regard du maître (de la maîtresse) qui, pour asservir et dominer, a besoin d’une masse apeurée, rendue servile par la crainte d’être remplacée, de perdre son emploi, ses revenus, ses moyens de vivre : ce regard réducteur, ce regard pétrifiant est aussi celui de celle (de celui) qui ne peut accomplir sa mauvaise action, qui ne peut traiter les êtres comme il le fait, qu’à condition de ne plus voir en eux que des choses, des choses qu’il devient donc possible de traiter comme telles. Car sinon, il (elle) ne pourrait pas, ne pourrait pas ainsi agir, ne pourrait pas surmonter sa peur, son désespoir, son dégoût de soi-même.

Il faut, pour surmonter la nausée qu’engendre cette instrumentalisation, cette exploitation, et parfois pire, bien pire,  d’autres êtres humains, d’autres êtres vivants ; il faut rompre le lien, le lien qui avec eux existe et nous porte à les secourir. Il faut rompre le lien et lui substituer l’indifférence née de la différence : nous ne sommes pas pareils, et comme je suis un être humain, un être vivant, vous ne l’êtes sans doute pas ; et c’est pourquoi je puis faire de vous des choses, ces choses que vous êtes déjà.

Ces choses que vous êtes déjà parce que j’ai abdiqué de mon humanité.

Aldor Écrit par :

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