Charge mentale

La plage Notre-Dame, à Porquerolles, au matin

C’est toute l’année qu’elle est là, mais le reste du temps on la remarque moins parce qu’elle est, alors, une contrainte parmi beaucoup d’autres, et sans doute pas la plus lourde, même si, venant s’ajouter, en fin de journée, à la longue liste de celles qui la précèdent, elle est souvent la goutte qui fait déborder le vase.

Durant l’été, pendant les vacances, alors que la pression des horaires, des transports, des feux rouges et des passages cloutés, des vêtements à porter, des collègues à croiser, des voisins à saluer, du personnage à incarner du matin jusqu’au soir sans le moindre répit, se fait plus légère ; durant l’été, quand on peut enfin souffler, se reposer de ce long épuisement social, cette contrainte là demeure et se fait plus visible.

Qu’on ne se méprenne pas : je ne viens pas ici pleurer ou me plaindre de mon sort. Je suis à Porquerolles, l’air embaume de la myrte, du fenouil et de l’hélichryse, le ciel est bleu, la brise légère et la mer magnifique, les plages d’or et les forêts enchantées de cigales.

Mais dans toute cette splendeur, il me faut, le matin, penser au repas du midi et à celui du soir, aux courses et aux machines à faire, au balayage de la terrasse, aux poubelles à fermer et à porter, à l’étendue du linge sur la corde et à son retrait quand il est sec. C’est à moi que cela revient, et même si la contrainte, objectivement, n’est pas très lourde, la charge, portée chaque jour et chaque jour répétée, est pesante de sa continuité, de son caractère incessant, de son absence de vacances.

Je me demande comment font ces femmes (car ce sont les femmes, le plus souvent, qui portent ce fardeau), comment font ces femmes bien moins loties que moi, qui doivent, chaque jour, penser à tout cela dans le dédain le plus total (déni serait plus juste) de l’homme de la famille qui ne perçoit même pas ce dont il est question, qui ne perçoit même pas qu’il y ait là quelque chose.

Mon père, qui avait beaucoup de qualités et beaucoup de défauts, était un peu ainsi : il reconnaissait l’importance du travail, de l’organisation domestique mise en oeuvre par ma mère mais quand celle-ci n’en pouvait plus et laissait voir sa frustration, il lui proposait d’arrêter, de ne plus rien faire, suggérant ainsi que ce travail, dont elle tirait fierté, était en fait inutile. Et ma mère s’y refusant, la discussion tournait court.

C’était pourtant une bonne question : pourquoi n’ai-je pu m’empêcher, tout à l’heure, de balayer ma terrasse des feuilles et épines de pin qui y étaient tombées ? Les y laisser n’aurait objectivement pas empêché le monde de tourner. Oui, mais c’est mieux ainsi. Et c’est sans doute aussi ce  que se disait ma mère (qui n’était pas pour autant une sainte, il s’en faut !) Et toutes ces femmes qui, partout et toujours, ne peuvent s’empêcher de jouer ce rôle de ménagère chanté par Péguy. Faire les choses parce qu’il le faut. Tout simplement parce qu’il le faut.

Aldor Écrit par :

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