Droits et devoirs

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Simone Weil, dans l’Enracinement, ce livre inachevé et sous-titré “Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain”, livre qui lui avait été commandé par André Philip, parle, dans les premières pages, des droits et des devoirs, des droits et des obligations.

Elle fait observer que dire des hommes qu’ils ont à la fois des droits et des devoirs est une étrange manière de parler car droits et devoirs ne sont pas deux choses distinctes mais la même chose vue de deux points de vue différents. Et, dit-elle, considéré en lui-même, un homme n’a que des devoirs, alors que les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits.

Si personne ne les reconnaît, si personne ne les respecte, les droits que possède un homme sont vains. C’est comme s’ils n’existaient pas. Ils sont entièrement soumis à l’autre, aux autres et à leur bon vouloir. Les devoirs et obligations, en revanche, qui sont leur pendant subjectif, ne dépendant que de l’individu, ne peuvent être niés ou abolis par les autres. Ils demeurent et me sont attachés. Ils sont, d’une certaine façon, inaliénables, et bien plus que ne le sont mes droits.

C’est pour cela que, considérés du point de vue de l’action et de la morale personnelle, les devoirs priment les droits. Je peux toujours réclamer mes droits, demander qu’ils soient satisfaits, protester quand ils sont bafoués et me battre pour qu’ils soient respectés, et j’aurai raison de le faire. Mais tout cela m’échappe ; je n’en suis pas maître. La seule chose que je maîtrise et dont je puisse me sentir entièrement responsable est ma capacité à remplir, pour ce qui me concerne, mes devoirs et obligations.

Il ne s’agit évidemment pas, au premier chef, d’obligations vis-à-vis de son maître, du roi ou de la loi. Il s’agit des devoirs fondamentaux envers soi, envers les autres, envers ce tout que Simone Weil appelle Dieu, des obligations que chacun d’entre nous a envers les hommes y compris soi-même en ce qu’ils sont des créatures de Dieu.

C’est une approche totalement renversée par rapport à celle des droits de l’homme issus de la Révolution française. Il ne s’agit pas du tout, pour Simone Weil, de dire que les droits de l’homme n’existent pas ou qu’ils ne doivent pas être défendus. Il s’agit de s’inscrire dans une démarche de l’action éthique, de répondre à la question : “que faire, soi-même, pour améliorer les choses, pour rendre le monde meilleur ?”. Et à cette question, inscrite dans une telle démarche, Simone Weill répond :  “Faire ce qu’on doit faire en tant qu’homme.”. Car c’est la seule chose dont on puisse s’assurer.


PS : un trouvera une version complète de l‘Enracinement, sous différents formats, sur le site de l’Université du Québec à Chicoutimi.

On trouvera sur le site de la BNF une conférence de Patrick Hochart, intitulée Enracinement et déracinement mais essentiellement consacrée à la question de l’obligation chez Simone Weil.

On pourra également lire, à ce sujet, L’invention des droits de l’homme, de Lynn Hunt, excellemment traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon.

Enfin, je parle un peu plus de ce thème sur mon autre blog, Aldor.

Aldor Écrit par :

3 Comments

  1. […] rien d’autre ne me force à le faire, quand je suis totalement libre de ne pas le faire. Le devoir qui, dans un monde où je ne puis avoir aucune certitude sur le fait que les autres respecteront […]

  2. […] écrit en effet Venise sauvée dans les mêmes mois pendant lesquels elle rédige ce qui deviendra L’Enracinement et, également, certains passages de L’Iliade ou le poème de la force ; les thèmes traités […]

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