La clémence

 

Rejoignant hier matin mon bureau à vélo, je me suis arrêté, à un feu rouge, devant un passage clouté. Et le feu étant devenu vert, un piéton a traversé la chaussée.

Tandis que j’attendais qu’il ait fini de traverser pour repartir, un automobiliste à côté de moi a démarré en trombe, jetant un regard excédé au piéton. Et j’ai alors compris, dans une illumination, ce que voulait dire Simone Weil dans un passage qui m’était longtemps resté mystérieux de Formes de l’amour implicite de Dieu.

Elle explique dans ce passage que Dieu étant, par hypothèse, parfait, il n’avait nul besoin de la création et du monde pour être et se perpétuer dans son être. Et que la création du monde est donc, dans son cas, un renoncement, une diminution, un acte de générosité. C’est pourquoi, explique-t-elle aussi dans un raisonnement où je ne la suivrai pas forcément, que le mal peut être considéré comme une manifestation de la générosité divine, parce que son existence est la preuve de ce que Dieu a renoncé à sa toute puissance, à sa perfection intrinsèque, pour que le monde soit.

L’automobiliste qui, à mes côtés, montrait sa colère, exprimait le ressentiment qu’il avait à l’encontre de ce piéton qui,  traversant au mauvais moment, empiétait sur ce qu’il considérait être son droit : démarrer quand le  feu était vert ; il manifestait la frustration que lui occasionnait l’obligation qui lui était faite de renoncer à ce qu’il voyait comme un droit.

Il y a plein d’occasions, comme celle-là, où le choix nous est donné soit d’aller jusqu’au bout de nos droits, du droit qui nous est donné par l’histoire, la coutume ou la loi, soit de nous restreindre, de ne pas pousser notre avantage jusqu’au bout, de renoncer volontairement à ce qui pourrait nous être attribué par un juge.

Ce renoncement, c’est ce qu’on appelle, dans les récits de guerre ou de combats, la clémence ou la mansuétude. C’est le geste du vainqueur qui, alors qu’il pourrait réduire la population en esclavage ou raser la ville, acccepte de ne pas le faire, de ne pas aller jusqu’au bout de son pouvoir et de sa force. Non seulement il n’en abuse pas mais il ne l’utilise pas totalement ; il reste en retrait et se montre, dans sa victoire, généreux et élégant. Il ne va pas jusqu’au bout de son droit, il laisse vierge un espace dans lequel d’autres choses peuvent apparaître et se développer.

Cet espace, ouvert par le renoncement à la force et à la violence, est le lieu de l’amour.

Tel est le thème de cette improvisation.

Aldor Écrit par :

14 Comments

  1. Cet article va illuminer ma journée. C’est exactement la compréhension qu’il me manquait. Merci

    • 30 juillet 2017
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      Bonsoir, Robot Cheerly.

      Je suis ravi !

    • 30 juillet 2017
      Reply

      Merci, Joséphine. Et tu t’y connais, en beauté.

      • Merci, Aldor. Un jour de réflexion pour cette réponse très élaborée, ce qui dit comme ta phrase m’a touchée. 😉

  2. 28 juillet 2017
    Reply

    Oui, être clément, magnanime, ne pas abuser de son pouvoir. C ‘est de la générosité. L’ on pourrait tout prendre, et l’ on décide d’y renoncer et de donner sans condition ni attente.

    • 30 juillet 2017
      Reply

      C’est ça : magnanime aussi, tu as raison. C’est encore un autre mot pour cela. Il y en a décidément beaucoup !

  3. 29 juillet 2017
    Reply

    Là Clémence :une sensation du devoir accompli qui nous procure beaucoup de satisfaction.

    • 30 juillet 2017
      Reply

      … Je crois justement que la satisfaction vient de ce qu’on est allé au-delà du devoir. On aurait pu, devant les hommes et leur justice, en faire moins. Mais on a écouté son coeur. Et de là vient la satisfaction. A moins que ce soit justement ça, le “devoir accompli”. Et tu as peut-être raison, Charef.

  4. 29 juillet 2017
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    Clémence, douceur, élégance…tu continues à parler de moi, je vois… 😉
    Mais non je rigole !!!
    ¸¸.•*¨*• ☆

    • 30 juillet 2017
      Reply

      Peut-être, Célestine. C’est là tout ce que je te souhaite !

  5. 8 août 2017
    Reply

    J’ai beaucoup aimé cette réflexion, Aldor. Merci.

  6. […] Pour que le monde puisse être créé, il a fallu que Dieu renonce à sa  toute puissance, renonce à être tout et se rétracte au dedans de lui-même pour laisser de la place à autre chose, j’en avais parlé à propos de la clémence. […]

  7. […] puissance, c’est ce débordement, cette hubris, ce manque de clémence dont parle Simone Weil à propos des Athéniens et des Corinthiens, qui résulte souvent de la […]

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