Fascination de la souffrance et perversion de l’amour


Simone Weil a écrit un petit texte intitulé L’amour de Dieu et le malheur, dans lequel on trouve le passage suivant :

Le malheur est une merveille de la technique divine. C’est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l’âme d’une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale, et froide. La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point pour percer une âme en son centre.

L’homme à qui pareille chose arrive n’a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu’on épingle vivant sur un album. Mais il peut à travers l’horreur continuer à vouloir aimer. Il n’y a à cela aucune impossibilité, aucun obstacle, on pourrait presque dire aucune difficulté. Car la douleur la plus grande, tant qu’elle est en-deçà de l’évanouissement, ne touche pas à ce point de l’âme qui consent à une bonne orientation.


L’image du papillon épinglé vivant sur un album et se tordant de douleur se retrouve à divers endroits sous la plume de Simone Weil qui a, pour cette image et pour la souffrance de façon plus générale, une étrange fascination, une terrible attirance. Simone Weil ne se réduit heureusement pas à cette fascination morbide mais cette fascination est là, bien présente, qui traverse son oeuvre.

Cette fascination se retrouve dans une grande partie de l’iconographie et de la littérature chrétiennes (et à moindre degré dans bon nombre d’autres religions et sagesses). Je me souviens de cette cathédrale de Ségovie remplie de tableaux et de statues représentant les souffrances et les blessures du Christ avec un extraordinaire réalisme, comme si la Passion et la souffrance du corps étaient la vérité profonde du message évangélique.

Un Christ en croix dans la cathédrale de Ségovie


Il y a dans cette façon de voir et dépeindre les choses la tentation de ce que Maurice Bellet appelle le Dieu pervers. Une inversion du message qui conduit à oublier la joie pour ne garder que la repentance, à déconsidérer le plaisir pour exalter la douleur, à rejeter la lumière pour ne garder que l’ombre.

Pauvre Jésus qu’on transforme en Père Fouettard et dont on ne sait plus voir que les larmes et le sang, lui qui est venu pour libérer. Pauvre Christ qu’on nomme le Sauveur et dont on dit qu’il a mis fin au péché du monde mais qu’on présente pourtant inlassablement comme un créancier  qui réclamerait sa dette. Pauvre Dieu qui a prêché l’amour et dont on ne retient que la mort !

La mort au lieu de l’amour : ne pas rire, fuir ce qui est bon et doux, ne pas jouer, ne pas jouir, et ne garder de l’amour que ce qui est amer. Aimer, mais seulement ses ennemis ou ceux qui sont lointains car le vrai amour – celui qui se vit et se fait -serait un piège ou une ruse. Parler d’amour mais n’adorer qu’un cœur de pierre.

Quelle tristesse que ce retournement qui, depuis Augustin au moins, enfonce l’homme  dans la honte et transforme un message de libération en exigence de contrition.

Quelle tristesse que d’avoir perverti l’amour et sa simple évidence !

Aldor Écrit par :

5 Comments

  1. 20 janvier 2019
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    C’est-à-dire que l’amour n’est pas que jouissance et amusement (ou disons, bonheur), il réclame aussi des efforts et des sacrifices (ne serait-ce que les compromis nécessaires à une bonne entente) et puis il passe par des crises qu’il faut surmonter, des épreuves …

    • 23 janvier 2019
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      Tu as absolument raison, Marie-Anne. Et peut-être même l’amour se décèle-t-il à cela qu’on décide de surmonter les épreuves au lieu de tout envoyer balader comme il serait plus simple.

      … Je pense commencer à comprendre ce que tu veux dire : l’amour peut obliger à rentrer dans des profondeurs sombres, oui. Mais il n’est pas fascination pour la noirceur.

      • 23 janvier 2019
        Reply

        Oui, c’est ce que je ressens … l’amour reste malgré tout une quête de bonheur (qui peut parfois mal tourner)

  2. […] et des sensibilités divers. Etty Hillesum croit à la puissance de l’amour et de la joie ; Simone Weil paraît considérer que seul le malheur et l’anéantissement dans lequel il nous plonge peut tuer l’orgueil en nous et […]

  3. […] La première est la fascination qu’au travers de ce personnage, Simone Weil semble une nouvelle fois éprouver pour la douleur, la souffrance, la violence, l’humiliation. L’insistance avec laquelle Renaud souligne la nécessité d’écraser les Vénitiens, d’anéantir chez eux toute dignité et toute velléité de liberté, de les transformer en des jouets (le mot est répété), en des pantins à la merci d’une volonté supérieure rappelle cette terrible image du papillon épinglé vivant sur un album qu’elle avait utilisé notamment dans L’amour de Dieu et le malheur. […]

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