Si le monde n’existait pas, si les êtres n’étaient pas incarnés, si la création n’avait pas été créée, elle serait moins belle, moins grande, moins parfaite. Je ne suis pas convaincu du raisonnement d’Anselme lorsqu’il l’applique à Dieu mais il me convainc appliqué au monde et à la création : si la création n’était pas vraiment créée, si le monde n’existait pas vraiment, si les êtres – notamment les hommes et les femmes – n’étaient pas vraiment incarnés, quelque chose manquerait à la création, qui ne serait pas aussi grande, aussi belle, aussi parfaite, aussi divine qu’elle le pourrait. Si le monde n’était qu’une idée, s’il n’existait que comme un concept, serait-il pensé par Dieu, quelque chose lui manquerait, qui est quelque chose d’essentiel.
Or, toute création, toute réalité, toute incarnation échappant à la sphère des pures idées et des purs concepts, tout être et toute vie ayant trouvé la force et le courage de s’extirper de l’abstraction pour exister vraiment, connaît l’imperfection. Celle-ci est la cicatrice, le signe, l’autre face – inaliénable – de l’existence et de l’incarnation. Rien de ce qui est créé n’est parfait parce que la création exige de passer par les fourches caudines de la matière qui pèse, qui englue et qui est.
Qui refuse l’imperfection, qui ne la chérit pas, qui exige la pureté et l’immaculé refuse au bout du compte la création et la vie, se perdant dans l’idolâtrie d’une idée qui jamais n’adviendra à l’existence. C’est Dieu qui, pour reprendre l’image de la décréation de Simone Weil ou du Tsimsoum de la Kabbale, refuserait de créer le monde au motif que celui-ci sera moins parfait que lui, et qui, préférant le non-être à l’imperfection de l’être, demeurerait orgueilleusement dans sa bulle d’ivoire, seul au monde.
La perfection est une idée bornée. Seuls des êtres imparfaits, c’est-à-dire limités, peuvent s’enticher d’une idée aussi limitée que la perfection. Je ne crois pas au divin personnalisé dans un dieu, mais si je l’imagine, une telle réticence de sa part – ne pas créer l’imperfection parce qu’il est parfait – me semble presque comique de suffisance, témoignant d’un esprit borné qui ne peut être le sien. Euh je tourne en rond dans ma réflexion mais tu m’auras comprise.
Oui, je crois.
Ne chérir ni la perfection, ni l’imperfection…
“Je voudrais ne jamais être venu en ce monde
Et n’avoir jamais nagé parmi les étoiles.
Je voudrais que l’aube n’ait jamais embrassé mes rêves
Et que la lumière n’ait jamais caressé mes yeux
Je voudrais n’avoir jamais cessé d’être ce que j’étais,
Une lumière libre répandue sur toute l’existence.”
Abou El Kacem Chebbi
(traduction S.Masliah)
[…] confusion. Elle connaît l’épaisseur des choses, leur vibration, leur fragilité. Elle est incarnation. C’est pourquoi, si elle devait être un geste, écrivait Anne Dufourmantelle dans le passage […]