Porter le monde

Les femmes portent le monde – (c) Lekha Sing – Musée de l’homme

Je nettoyais ce matin la poubelle de la cuisine. Tâche ingrate, peu ragoûtante, mais qu’il est indispensable de mener, de temps à autre, et dont on peut, du coup, éprouver une certaine fierté, voire une certaine vanité ; celle de se dévouer, de faire ce que nul ne veut faire et qui est pourtant nécessaire, de se salir les mains dans la basse besogne, de se sacrifier pour le bonheur des autres. On a vite fait de passer de cette vanité à l’orgueil ; et c’est pourquoi Thérèse met en garde ses sœurs contre la tentation de la mortification, ce plaisir pervers qu’on a parfois à s’abaisser pour se croire le sauveur du monde.

Mon éponge sale à la main, je songeais à l’exposition Les femmes portent le monde vue hier dans le très beau Musée de l’homme. Lekha Sing y présente des photographies de femmes qui, comme c’est le cas dans une très grande partie du monde, sont traditionnellement chargées de porter les lourds fardeaux : non pas seulement les enfants et la vie mais l’eau, le bois, la nourriture, les récoltes, tout ce qui permet aux êtres humains de vivre, de croître et de se perpétuer.

Bien que ployant et ployées sous leur charge, les femmes qu’on y voit ne sont nullement écrasées, au contraire ; elles nous regardent droit dans les yeux, avec lucidité et dignité.

Mais l’originalité de l’exposition est de montrer, en contrepoint ou en harmonique, des femmes porteuses d’autres sortes de fardeaux, des fardeaux choisis, choisis à l’encontre de la tradition car ordinairement réservés aux hommes. On voit ainsi une haltérophile et une samouraï, la première portant des poids et la seconde un sabre.

Les femmes portent le monde – (c) Lekha Sing – Musée de l’homme

Les fardeaux, comme toutes les choses intéressantes de ce monde, ne sont jamais monovalents, jamais univoques : ils vibrent incessamment et se retournent à chaque instant, passant du positif au négatif, de l’attrayant au repoussant. Ils sont bifaces, comme les pierres taillées qu’on voit un peu plus loin dans la Galerie de l’homme : le fardeau pèse et nous fait plier mais notre capacité à l’assumer, à le supporter, nous grandit et nous allège. Il y a une dialectique du fardeau et de la légèreté, de la pesanteur et de la grâce, comme il y a une dialectique du maître et de l’esclave, de la servitude et de la liberté.

De porter le monde, comme Atlas, les femmes peuvent tirer une légitime fierté, même si elles ne sont pas les seules à le porter. Puisse cette fierté rester simple et authentique, dépourvue de la vanité et de l’orgueil que j’ai senti, ce matin, altérer la pureté de mon intention.


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