La petite reine trahie

Un vélo

Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles, le vélo acquiert sa forme classique, qui est une très grande réussite, un des sommets du design industriel, aussi bien esthétiquement que technologiquement ou physiquement : la bicyclette a un excellent rendement énergétique ; bien qu’elle intègre, au fil des années, de très nombreux perfectionnements, sa fabrication demeure simple et facilement réplicable sans qu’il soit nécessaire de disposer de ressources industrielles particulièrement élaborées ; cette fabrication est remarquablement sobre et peu dispendieuse en quantité et qualité de matière utilisée ; on a enfin une machine très élégante, d’une très grande beauté et d’une très grande grâce, même quand ce n’est pas Katia qui la monte en danseuse : une petite reine, comme elle est très justement surnommée en l’honneur de Wilhelmine.

Peut-être est-ce conservatisme étroit, manque d’ouverture d’esprit. Quoi qu’il en soit, j’éprouve, du fait de mon admiration sans doute, une certaine tristesse (dont je me remets parfaitement – je sais qu’existent, hélas !, des choses bien plus graves) à voir se multiplier, dans les rues de nos villes, des véhicules hybrides, dérivés du vélo, et qui, en gardant le nom et une vague apparence, en trahissent pourtant radicalement l’esprit.

C’est un peu comme si un dieu moqueur ou un faune joyeux comme Puck avait décidé de travestir une libellule en char d’assaut, et de revêtir son corps gracile de plaques lourdement cuirassées. Quelque chose comme une caricature, un pied de nez à la beauté des choses, ou peut-être une faute de goût.

Libellule de Porquerolles

Ne parlons même pas des vélos électriques. Même les vélos normaux mis à disposition du public sont des mécaniques lourdes et épaisses à larges moyeux, larges tubes, larges pneus, larges rayons ; des bicyclettes qui, comme la grenouille de la fable, auraient voulu se faire aussi grosses que des mobylettes. La simplicité, la pureté, l’économie de moyens qui sont l’essence du vélo sont ici piétinées, emportées dans la spirale inflationniste qui régit l’industrie automobile, qui ne conçoit le progrès que sous forme d’alourdissement et d’accumulation de matière.

Tout ce qui fait le charme et la légèreté de la bicyclette, sa délicatesse et sa grâce, sont ici niées et écrasées, ignorées, enlaidies.

Je sais bien que les vélos dont je parle ici sont destinés à passer de main en main et que nombre de leurs caractéristiques s’expliquent par cet usage : il faut les rendre insensibles aux chocs et au manque d’entretien, les protéger surtout des dégradations et du saccage qui sont devenus le lot commun des biens publics.

Il n’empêche : la vue de ces choses massives et lourdes, carapaçonnées et grossières, suscite tristesse et nostalgie : quel est ce maléfice qui nous a été jeté et qui nous conduit à rendre laid ce qui était beau et gracieux ?

Heureusement, il y a les fixies.

Aldor Écrit par :

2 Comments

  1. 9 septembre 2022
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    S’il faut une batterie et un moteur électrique pour faire les douze kilomètres, régulièrement, à vélo plutôt qu’en voiture, j’applaudis ! Un vélo moche sera toujours moins moche qu’une voiture et lui, au moins, laisse de la place au fixie.
    Belle soirée à toi, Aldor.

    • Aldor
      9 septembre 2022
      Reply

      Ah oui, Gilles, c’est sûr.

      C’est quand même mieux qu’une voiture.

      Bonne soirée !

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