Quitter le paradis

À Porquerolles

J’aimerais être Moravia pour écrire, ou Godart pour filmer L’ennui, qui serait le contrepoint du Mépris, l’histoire d’un couple où nul n’aurait rien à reprocher à l’autre, mais qui se déferait pourtant sous la lente et irrésistible morsure de l’ennui.

Cela me vient de Porquerolles, d’une réflexion qui chaque année m’y vient : pourquoi les hommes d’Heidelberg, venus ici d’Afrique il y a un million d’années, pourquoi les Néandertaliens qui y ont longtemps vécu, pourquoi les premiers homo-sapiens, arrivés eux aussi d’Afrique il y a quelques centaines de milliers d’années, ont-ils quitté Porquerolles, les rivages de la Méditerranée en général, pour aller vers le Nord, les forêts et le froid ? Pourquoi ne sont-ils pas restés ici, dans ce pays béni des Dieux ?

J’en discutais hier avec Éléonore. “Par curiosité” me disait-elle, “parce qu’ils voulaient voir ce qu’il y avait ailleurs”. Je crois plutôt que c’était par ennui : ils étaient parfaitement heureux mais leur bonheur les ennuyait comme il ennuie celles et ceux qui ne savent pas lui insuffler la vie et qui croient que l’ennui vient du dehors, de l’immobilité des choses, alors qu’il est un mal qu’ils transportent avec eux, quoi qu’ils fassent et où qu’ils aillent.

C’est pour cela qu’ils sont partis. Peut-être ont-ils cru eux-mêmes à cette histoire si présentable de curiosité et de besoin de connaissance mais c’était du toc. La vraie raison de leur fuite, car c’en était une, c’était la tentative de surmonter l’ennui que suscitait chez eux la beauté du monde, sa splendeur sereine et paisible.

Ça pourrait également se passer à Capri ou bien à Porquerolles, dans un de ces lieux dont on se dit qu’ils auraient pu servir de décor à l’Eden ou bien au Paradis. Et là, le couple se déferait sous les coups de boutoir du bonheur et de la beauté, sous la pesanteur insupportable de la grâce. Et peut-être est-ce après tout la même histoire que Pierrot le fou, qui y trouve son cadre : “J’sais pas quoi faire, qu’est-ce que j’peux faire”, chante Anna Karina qui n’en peut plus de cette splendeur qui s’étend et qu’elle détruira par ennui.

Un peu de Jane Birkin, peut-être aussi : fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve.

Aldor Écrit par :

Un commentaire

  1. 9 août 2023
    Reply

    Peut-être le Paradis est-il fait pour être quitté, que les hommes soient lestés de nostalgie et développent les cavernes de la mémoire où faire résonner leurs chants. Et toi, resterais tu à jamais sur Porquerolles si tu le pouvais ?

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