Le travail, l’ennui, Prométhée et les choses


On dit, et c’est probablement vrai, que les hommes partaient parfois au combat, à la guerre ou sous les murs de Troie non pas seulement contraints  et forcés mais aussi pour fuir leur vie quotidienne et leur ennui ; j’ai par moments l’impression qu’il en va de même de certaines et de certains – pas de tous ! – de mes contemporains qui paraissent se réfugier dans leur travail pour fuir les autres pans de leur existence.

Cette façon de prendre et de vivre le travail n’est pas sans lien avec le rapport ambigu et extraordinaire que nous entretenons avec lui.

Le travail, dans les textes sacrés, est un des châtiments que subit l’homme lorsqu’il est expulsé du Paradis. A Adam et Ève, qui ont mangé le fruit défendu et qui sont pour cela rejetés hors du Jardin d’Eden, Yahvé explique que désormais, ils devront gagner leur pain et leur blé à la sueur de leur front. Le travail est une punition et un des instruments de la Chute. Or, par un retournement extraordinaire, un sursaut d’orgueil prométhéen, nous avons fait de ce châtiment divin l’étendard de notre identité et un instrument de rédemption.

A la question “Qui êtes-vous ?” ou “Que faites-vous ?”, nous répondons par l’intitulé de notre profession comme si là était notre être ; et nous considérons que c’est par le travail que se définit prioritairement notre utilité sociale, évinçant au passage l’éminence de la fonction parentale, notamment celle des mères.

De la malédiction biblique du travail, nous avons fait une bénédiction,  l’instrument par excellence de rédemption des criminels et d’élévation des hommes, la voie royale vers la liberté. Quel étrange retournement, qu’incarne si bien Prométhée, cet artisan qui, ayant volé le feu à Zeus, apprend la métallurgie aux hommes et fonde ainsi sur une offense aux Dieux l’humanité de l’homme.

Nous sommes les enfants de Prométhée. C’est pourquoi le travail a acquis pour nous ce poids extraordinaire, ce caractère exorbitant et est devenu ce sens de la vie qu’il n’a probablement pas vocation à être. Et avec le travail, son produit : nous fabriquons, nous fabriquons, nous fabriquons, en série et à la machine, des objets toujours plus nombreux, des choses qui salissent et qui s’entassent, qui nous envahissent et qui nous noient. Et nous nous perdons dans ces objets comme nous nous perdons dans le travail, fuyant dans ce divertissement – aurait dit Pascal -, à la fois notre ennui et le vertige qui naît du spectacle d’un ciel plein d’étoiles, de l’irruption de la beauté ou de l’éclosion dans l’amour.

Nous sommes enfants de Prométhée et en tirons juste fierté. Mais il y a un rapport entre l’accumulation des choses et le travail qui les produit, entre notre fascination pour les choses et la place centrale que nous attribuons au travail.

Et peut-être faudra-t-il, dans une refondation écologique de nos modes de vie, faire une place moindre au travail et aux choses, une place plus grande à l’être, à l’ennui et aux étoiles du ciel.

Aldor Écrit par :

Un commentaire

  1. 26 décembre 2019
    Reply

    J’aime ta réflexion, en fait je m’y retrouve ! Je m’étais définie par le travail, j’étais ce travail que je faisais bien, qui me définissait, du moins je le croyais. Et puis mon corps a dit stop, pour probablement me montrer qu’il y a d’autres voies pour “être” … Et il est vrai que quand nous rencontrons une nouvelle personne la première question est “que fais tu dans la vie?” Aujourd’hui je réponds à cette question : “j’essaie d’être heureuse”.
    Amitiés Aldor.

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