Distinction

Porquerolles

L’autre jour, dans un magasin, je me retrouve derrière un couple de personnes âgées. Enfin ! je dis : “âgées” mais elles ne le sont pas beaucoup plus que moi, si même elles le sont d’une façon quelconque. Mais elles sont humbles, timides, tassées, effacées.

Et aussitôt, de façon réflexe, pour bien marquer ma différence et montrer que je ne suis pas du même monde qu’elles, je me redresse et affiche un air vaguement conquérant. Évidemment, plus tard, je ne suis pas très fier de ce comportement qui m’est spontanément venu, de cette volonté de me démarquer de qui me semblait être faible. C’est le contraire que j’aurais dû faire.

Tout cela, certes, est commun. Au début de La montagne magique, Hans Castorp, le héros de Thomas Mann, tient absolument à faire savoir qu’il n’est là qu’en visite, pour trois semaines, et qu’il n’a rien à voir avec les autres occupants du sanatorium, les vrais curistes : eux sont malades mais lui est bien portant, étranger à tous ces miasmes, toux et repos impératifs. Aussi va-t-il partout clamant sa bonne santé.

Mais avec le temps, avec surtout cette ouverture, cet épanouissement de l’esprit et de l’être qui lui vient avec la fréquentation de Settembrini et l’amour pour Clavdia Chauchat, tout change et s’inverse : son ambition devient celle de rejoindre cette aristocratie des grands malades, des curistes au long cours, cette caste des permanents du Berghof, parmi lesquelles la Belle aux yeux kirghizes dont l’amour lui apprend la vie. Et de même qu’il s’agissait avant de tout faire pour être assimilé aux malades du sanatorium, Hans met tout en oeuvre, y compris sa propre maladie, pour qu’ils le considèrent comme un des leurs.

Contrairement à ma première analyse (celle qu’on peut entendre dans l’enregistrement), le changement entre les deux attitudes n’est pas seulement de sens, mais aussi de motivation. Le Hans Castorp qui arrive au Berghof ne sait se distinguer, se définir, que dans la fuite, qui est une sorte de négativité, d’excentricité. Mais le Hans qui choisit de demeurer au sanatorium a appris, avec l’amour, qu’il n’est pas besoin de fuir pour être soi-même et qu’on peut adhérer sans trahir sa liberté.

C’est ce que nous devons apprendre : ne pas nous définir, comme c’est le plus facile, le plus tentant, le plus immédiat, le plus naturel peut-être, par le rejet des autres (ou de l’Autre) ; ne pas fuir sous prétexte qu’on nous suit.


En fond sonore de l’enregistrement, Bayati, de George Gurdjieff et le chant des cigales, capté la semaine dernière tandis que je me promenais sur un sentier de Porquerolles.

Aldor Écrit par :

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