Dans son journal, à la date du 27 juin 1942, Etty Hillesum écrit :
“Il ne faut pas vouloir tout posséder et comprendre – la compréhension n’est-elle pas la possession par l’esprit? – il faut aussi savoir se contenter de subir. Peut-être est-ce pour nous, Occidentaux, ce qu’il y a de plus difficile, et nous manque-t-il la grande patience et aussi cet élément précieux de la foi : l’humilité – pouvoir subir, sans opposer de résistance.”
Elle revient le lendemain sur cette idée et se demande si là n’est pas une des différences entre les Russes et les Occidentaux :
“Le Russe supporte jusqu’à la fin et déploie ses épaules sous tout le poids des émotions et souffre au plus profond de lui-même. Nous, nous cessons à mi-chemin de supporter et nous nous libérons par les mots, les considérations, les philosophies, les traités théoriques et tout ce qu’on voudra. Alors que nous sommes justement en train de ressentir des émotions, nous nous arrêtons, incapables de supporter et de souffrir plus longtemps, et nos cerveaux viennent à la rescousse, nous débarrassent de notre fardeau et construisent à partir de là leur théories.”.
Quelques lignes plus loin, elle résume cela d’un : “Nous ôtons de nous-même la souffrance suprême et nous nous en débarrassons sous forme de mots.”.
J’ai parfois le sentiment – mais peut-être me trompè-je – que c’est là ce que veut me faire comprendre, par moments, l’aimée : il faut, pour ressentir vraiment certaines choses, les recueillir dans le silence, les absorber dans le silence, et dans le silence les laisser mûrir et s’épanouir. Et qu’à vouloir les dire, les exprimer, les mettre en mots, on risque non seulement de les gauchir, de les affadir ou de les détourner de leur sens premier mais, plus radicalement, de ne pas leur donner le temps. Car de même que certains sentiments ont besoin de pénombre pour se révéler, certaines idées ont besoin de silence et de calme pour grandir.
Parler, vouloir absolument mettre des mots sur ce qu’on ressent, sur ce qu’on comprend, c’est peut-être parfois tout simplement fuir la violence des sentiments.
Il est encore long, le chemin…
La vertu du silence… Simone Weil en parlait aussi, d’une autre manière, quand elle évoquait, en hypokhâgne, les Six cygnes des frères Grimm.
Le fond sonore est le “Chant tiré d’un livre sacré” (“Chant from a Holy Book“), de Georges Gurdjieff, dans la belle interprétation d’Anja Lechner et Vassilis Tsabropoulos.
Tu me vois sourire ? 😀
Oui. Mais pourquoi ? Serais-tu, toi aussi, convaincue de la vertu [et non pas verrue] du silence tout en étant une bavarde impénitente?
Je suis en train d’y réfléchir, je te réponds bientôt 🙂
Vertu et non verrue… Je corrige.
Ou bien parce que je fais, ce faisant, le contraire de ce que je dis être bien faire ?
J’aimais bien la verrue 🙂
😂
Sûr. C’était moins prétentieux que mes grands mots !
Tes mots ne sont jamais prétentieux 🙂
Oh… Tu es trop gentille…
Non. Sincère.
Tu soulevais ici une contradiction essentielle chez moi, je n’ai pas trouvé de meilleure réponse à te donner que ce poème d ‘Aragon :
“Il y a des choses que je ne dis a Personne Alors Elles ne font de mal à personne Mais Le malheur c’est Que moi Le malheur le malheur c’est Que moi ces choses je les sais
Il y a des choses qui me rongent La nuit
Par exemple des choses comme
Comment dire comment des choses comme des songes
Et le malheur c’est que ce ne sont pas du tout des songes
Il y a des choses qui me sont tout à fait
Mais tout à fait insupportables même si
Je n’en dis rien même si je n’en
Dis rien comprenez comprenez moi bien
Alors ça vous parfois ça vous étouffe
Regardez regardez moi bien
Regardez ma bouche
Qui s’ouvre et ferme et ne dit rien
Penser seulement d’autre chose
Songer à voix haute et de moi
Mots sortent de quoi je m’étonne
Qui ne font de mal à personne
Au lieu de quoi j’ai peur de moi
De cette chose en moi qui parle
Je sais bien qu’il ne le faut pas
Mais que voulez-vous que j’y fasse
Ma bouche s’ouvre et l’âme est là
Qui palpite oiseau sur ma lèvre
O tout ce que je ne dis pas
Ce que je ne dis à personne
Le malheur c’est que cela sonne
Et cogne obstinément en moi
Le malheur c’est que c’est en moi
Même si n’en sait rien personne
Non laissez moi non laissez moi
Parfois je me le dis parfois
Il vaut mieux parler que se taire
Et puis je sens se dessécher
Ces mots de moi dans ma salive
C’est là le malheur pas le mien
Le malheur qui nous est commun
Épouvantes des autres hommes
Et qui donc t’eut donné la main
Étant donné ce que nous sommes
Pour peu pour peu que tu l’aies dit
Cela qui ne peut prendre forme
Cela qui t’habite et prend forme
Tout au moins qui est sur le point
Qu’écrase ton poing
Et les gens
Que voulez-vous dire
Tu te sens comme tu te sens
Bête en face des gens
Qu’étais-je
Qu’étais-je à dire
Ah oui peut-être
Qu’il fait beau qu’il va pleuvoir qu’il faut qu’on aille
Où donc
Même cela c’est trop
Et je les garde dans les dents
Ces mots de peur qu’ils signifient
Ne me regardez pas dedans
Qu’il fait beau cela vous suffit
Je peux bien dire qu’il fait beau
Même s’il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l’eau
Les mots dans moi meurent si fort
Qui si fortement me meurtrissent
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord
Le malheur c’est savoir de quoi
Je ne parle pas à la fois
Et de quoi cependant je parle
C’est en nous qu’il nous faut nous taire
Recueil : « Le Fou d’Elsa »
Il est superbe, ce poème, Esther.
Pfiouuu, oui. Je le relis sans cesse 🙂
J’ai ce besoin de ressentir dans le silence, assez souvent en fait pour justement aller au fond de mes émotions, de mes ressentis. Et j’y mets des mots après. C’est une sorte d’introspection silencieuse qui me permet de ressentir complètement la force de l’émotion qui serait restée en surface si je n’avais pas pris ce temps …
Eh bien, Catherine, c’est exactement ce que dit Etty Hillesum : aller jusqu’au bout de son émotion… Ce que je fais rarement, quant à moi.
Oui je l’avais bien compris Aldor … Il y a peut être une composante féminine dans cette façon de ressentir les choses? Je me pose la question, ce n’est pas une affirmation 🙂