Le Tsimtsoum et la bicyclette

La Kabbale raconte que la création du monde découle d’un acte de générosité de Dieu qui, alors qu’il était tout, décide de se réduire, de rentrer en soi, de se faire plus petit, pour laisser une place aux étoiles et aux êtres, au jour et à la nuit, à la création. C’est le Tsimtsoum, que Simone Weil a réinventé sous le nom de décréation.

Mais K. n’a pas voulu laisser de place à mon vélo dans la grande grange de là-bas. Quand il en a été question, elle s’est tordue, comme atteinte d’une crampe.

Dieu était tout. Et comme il était tout, on doit éliminer l’idée qu’il se soit départi de lui-même par ennui, parce qu’il avait envie, ou besoin, de compagnie. C’est un geste de pure liberté et donc de générosité : ne pas tout occuper mais laisser de la place pour que l’Autre, dans son altérité, puisse advenir.

Laisser de la place à l’Autre, c’est toujours prendre un risque, parce que c’est se faire plus petit, renoncer à sa toute puissance (à son hubris ?), remplacer ce qu’on connaît et ce sur quoi on a toute maîtrise par de l’inconnu et de l’incontrôlable. Mais c’est justement ainsi qu’on grandit : en acceptant de ne pas tout contrôler, en lâchant prise, en se détournant de l’idolâtrie qu’on se porte, en mourant à soi-même, comme disent les mystiques – en acceptant de faire une place à l’autre.

Mais du vélo, dans une grange pourtant emplie de ses affaires, elle n’a pas voulu. Peut-être un jour me dira-t-elle pourquoi. Et peut-être, je l’espère, aura-t-elle un jour, elle qui ne manque pas de courage, celui de lui faire une place.

Faire une place à l’autre, à son vélo, à ses affaires, à ses idées, à ses curiosités. Redécouvrir le monde à travers lui. Non pas pour abandonner sa propre façon d’être mais pour l’enrichir, la faire évoluer, saisir la chance qui nous est donnée d’apprendre vraiment, d’ouvrir vraiment les yeux, de retrouver le regard neuf de l’enfant naissant au monde. Quelle panique doit gésir au coeur de celles et ceux qui ne saisissent pas cette chance et ne cherchent que leur propre reflet, ne peuvent aimer que leur alter ego !

Ce doit être une souffrance aussi. Je ne pense pas qu’avant même de plonger dans les flots, Narcisse soit heureux. Il doit ressentir le rétrécissement du monde autour de lui, de ce lui qui a tout envahi et dont rien d’autre n’émerge.

Alors que de sa retenue initiale, Dieu fait jaillir le monde.

Pauvre vélo, à qui place n’a pas été faite. Mais est-il, dans l’histoire, le plus à plaindre ? Peut-être pas.

Aldor Écrit par :

2 Comments

  1. 23 janvier 2022
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    même s’il n’est pas le plus à plaindre, on peut plaindre le vélo, ne serait-ce que de ne pas être le plus à plaindre. Dieu, Lui, qu’Il s’en débrouille.

    • 23 janvier 2022
      Reply

      C’est sûr, ça, Carnets. Il mérite aussi d’être plaint. Et puis il est si joli (peut-être plus qu’en vrai, d’ailleurs.).

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