L’amour et le malheur du monde

Il faut, pour embrasser le malheur, avoir d’abord embrassé l’amour. Pour pleurer la destruction du monde, avoir d’abord compris qu’on l’aimait.

Les calculs et statistiques sur le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’artificialisation constante des espaces, la salissure des eaux et des terres, recouvrent d’une couche de rationalité l’étendue de notre malheur. Cela parce que nous n’avons pas voulu nous avouer, ou peut-être pas pris conscience, de notre amour pour ce monde qui disparaît.

Pourtant, l’amour est premier. C’est dans la reconnaissance, l’aveu un peu pitoyable qu’on s’en fait, que les choses prennent place et sens véritables. Qui se refuse à cet aveu, à ce saut de l’ange initial, perdra sa vie à vouloir la protéger.

Or nous aimons le monde. Nous aimons sa diversité, sa sauvagerie, sa liberté, son jaillissement, son épaisseur. Nous aimons le parfum de l’humus, la cascatelle des rivières, la frénésie des fourmis traçant leur route dans la terre, le hurlement de la tempête, la goutte de rosée sur la fleur alanguie. Ce n’est pas seulement que nous respectons le monde, que nous sommes dépendants de lui, qu’il nous est utile et nécessaire, voire agréable. Nous l’aimons indépendamment de tout, comme j’aime celle que j’aime.

Cet amour est premier. Il vient bien avant le reste, comme la gentillesse, la douceur ou l’entraide viennent bien avant les avantages qu’on peut en retirer, n’en déplaise aux ouvrages de management et à leur vision tristement étriquée des choses. On n’aime pas la nature parce qu’elle nous est utile ou que sa dégradation nous menace ; on l’aime parce que son amour s’impose à nous.

François sut chanter cela, et après lui le pape éponyme dans sa si belle encyclique Laudato si. Il y eut aussi Ralph Waldo Emerson, Thoreau et les peuples indiens. Il y eut Vladimir Arseniev et tous ceux qui, à travers les âges et  le monde, ressentirent et exprimèrent le sentiment océanique, cet attachement charnel et jubilatoire à la terre qui nous porte et à la vie qui nous entoure. Les esprits faibles, qui se croient esprits forts, y voient une faiblesse : “Revenons aux choses sérieuses, aux chiffres et aux mesures concrètes”, bougonnent-ils du fond de leur aveuglement. Et voilà l’amour, le pur amour, sommé de se justifier sous les calculs grossiers d’une analyse coût/bénéfice.

Cessons de vouloir rendre raison de notre amour du monde ; cessons de le tordre et de le ratatiner pour le faire entrer dans les petites cases de la rationalité marchande. À ce jeu là, la nature et nous perdrons toujours.

Ce qu’il faut, c’est soustraire la nature à cette conception instrumentalisatrice qui, par terreur de l’inconnu, du mystère, par crainte de ne pouvoir tout contrôler, traite le monde comme une marchandise, le réduit à cela. Ce qu’il faut, c’est réenchanter le monde, lui rendre sa magie, sa poésie ; et reconnaître l’amour, l’amour total, des sens et de l’esprit, que nous lui portons.

C’est seulement alors que nous pourrons prendre conscience du malheur qui nous étreint, de l’abîme dans lequel nous plongeons ; et dans l’aveu de notre amour meurtri que nous trouverons la force de changer de chemin pour renouer le lien immémorial.

Aldor Écrit par :

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