Abstraction

Lorsqu’elle est amoureuse, Katia dessine. Elle fait de jolis dessins qui racontent des histoires.

Le dessin, comme l’art de façon générale, comme la parole et comme la science, rend le monde compréhensible, et peut-être même simplement vivable, en permettant de ne garder de son flux permanent, de son évolution continuelle et de son épaisseur insondable qu’une version simplifiée, figée et appréhendable : de l’immensité des choses, nous ne conservons qu’un presque rien – mais un presque rien que nous pouvons manipuler.

La première femme (le premier homme, peut-être) qui, au fond d’une caverne, dessina l’image d’un auroch ou d’un cheval ; qui parvint à se défaire des mille souvenirs qu’elle avait de la bête vivante, des mille attitudes qu’elle lui avait vu prendre, pour les réduire à cette silhouette immobile tracée au charbon ou à l’ocre, voulait-elle représenter le monde dans sa richesse ou au contraire en livrer une version simplifiée à l’extrême, appauvrie, mais qui puisse être comprise et reproduite ?

Il y a, dans toute représentation, dans tout mot, dans tout langage, dans toute théorie, dans toute idée, une simplification, une modélisation, une abstraction des choses et du monde. Les humains ont su, au cours de leur évolution, faire de ce passage à l’abstraction un tremplin vers l’élaboration et la conceptualisation de théories de plus en plus vastes et englobantes, et c’est de cette capacité à modéliser et à établir, dans nos esprits, un double abstrait du monde que découle notre incroyable pouvoir sur le reste de la nature. Mais peut-être s’est-il agi au départ d’autre chose.

Je ne sais pas si notre sensibilité est plus élevée que celle des autres animaux. Mais je sais qu’il y a parmi nous des personnes que le flux continu d’informations, de sensations, d’émotions, angoisse et tétanise ; et que tous pouvons tous, à un moment ou à un autre, nous sentir submergés, dépassés et menacés dans notre intégrité par le déferlement ininterrompu des affects et des pensées. Et je me dis que le passage à l’abstraction, qui permet de simplifier le monde, de lui donner une apparence de sens et de prévisibilité, a peut-être été pour nos lointains ancêtres un réflexe de survie, le seul moyen pour eux d’éviter qu’ils ne soient broyés par un monde absurde et incompréhensible.

Et peut-être ce réflexe de survie, qui évitait qu’on ne tombe dans la folie ou l’inhibition totale face aux choses, est-il progressivement devenu un caractère génétiquement acquis permettant à ceux qui en étaient dotés de mieux affronter le monde, et simultanément, de le représenter, de le théoriser, de le rendre manipulable par la pensée.

Peut-être notre génie propre, notre capacité à représenter le monde, à le penser, à le rationaliser (et notre propension à l’instrumentaliser qui l’accompagne) découle-t-elle de cette angoisse, de cette panique première face aux choses, de ce renfermement initial de l’esprit sur lui-même pour éviter qu’il ne soit débordé. Et de là les dessins, les mots, les sciences et les arts.

Aldor Écrit par :

Soyez le premier à commenter

    Laisser un commentaire

    Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.