Elle devait sentir cela, Simone de Beauvoir, quand elle croisait Simone Weil : qu’elle était certes un peu ridicule, un peu pénible, cette jeune femme, avec cette façon de prendre tout à coeur et de verser des larmes qui ne servaient à rien ; mais aussi que sans des êtres comme cela, sans des coeurs capables de battre à travers l’univers entier, le monde était perdu.
Catégorie : On est peu de choses
Pour voir, il faut déjà savoir, pour paraphraser Pascal (et peut-être aussi, disent certains, Rûmi, ou Augustin, ou peut-être les deux)
Peut-être notre génie propre, notre capacité à représenter le monde, à le penser, à le rationaliser (et notre propension à l’instrumentaliser qui l’accompagne) découle-t-elle de cette angoisse, de cette panique première face aux choses, de ce renfermement initial de l’esprit sur lui-même pour éviter qu’il ne soit débordé. Et de là les dessins, les mots, les sciences et les arts.
Sans doute une part de l’humain est-elle dans cette distraction chronique, dans cette difficulté à rester mobilisé vers un objectif unique, dans ce dilettantisme constant de l’attention qui est à la fois ravageur et fécond. Ravageur parce qu’il interdit d’approfondir, qu’il gêne l’étude et le travail arides ; fécond parce qu’il permet d’évoluer, de passer à autre chose et, parfois, dans ce cheminement vers autre chose, de mieux revenir à ce qu’on a quitté.
C’est étrange, comme nous aimons les choses (et peut-être les êtres) de façon limitée et temporaire, jamais de façon absolue et pérenne, sauf celles qui nous échappent. Vient toujours un moment où, à l’envie, au plaisir, au désir, succède l’ennui, la lassitude, quand ça n’est pas une sorte de dégoût.
Nous aimons la transparence mais en même temps les replis, ce qui rend les êtres retors, voire un peu pervers : les assassins au grand coeur, les nonnes licencieuses, les bourreaux amateurs de musique, les concierges spécialistes de littérature – tout ce qui permet de donner épaisseur et suprise à l’image simple que nous nous faisons des êtres.
C’est très étrange, presque bouleversant, cette capacité que nous avons à oublier le temps qui passe, ou plutôt à vivre simultanément dans plusieurs temps qui se superposent, s’entremêlent, se croisent, faisant de nous des voyageurs.
Notre esprit est ainsi fait qu’étonnament, nous sommes plus attentifs aux choses, plus en éveil, plus présents au monde avec de la musique, avec un fond sonore dessinant un paysage, que dans le silence. Ou, pour dire les choses autrement : peut-être la musique gène-t-elle notre concentration mais elle soutient l’attention, qui n’est pas la même chose et qui, dans bien des cas, est beaucoup plus utile, beaucoup plus efficace que ne l’est la concentration.